Oscar Romero, voix des sans-voix

Oscar Romero, voix des sans-voix

14 octobre 2018. Rome. Canonisation d’Oscar Romero pendant le synode des jeunes.

Depuis 12 ans, sœur X. est missionnaire au Salvador, où elle vit dans le sud du pays, près de la capitale San Salvador. De passage en France, elle a bien voulu répondre à quelques questions. Pour des raisons de sécurité, ni son nom, ni sa communauté ni son lieu de résidence ne sont mentionnés.

Q : Pouvez-vous nous dire en quelques mots qui était Monseigneur Romero ?

Je me sens intimidée devant cette proposition, étant étrangère et ne l’ayant pas connu… Ma connaissance vient de la lecture de ses homélies, de son journal et ses discours, et des dialogues avec les personnes qui l’ont connu, aimé, et pour lesquelles il a été un Père, un bon Pasteur, un défenseur dans les années obscures du conflit civil.

Oscar Romero a eu un long parcours dans l’Église du pays : recteur du Séminaire, secrétaire de la Conférence épiscopale salvadorienne, évêque du diocèse de Santiago de María, avant d’être nommé en 1974 évêque auxiliaire de San Salvador. Trois ans plus tard il devient archevêque de San Salvador.

Quand je suis arrivée au Salvador, j’ai participé à des ateliers de réflexion sur ses textes et ses homélies. J’y ai découvert une personne d’une grande foi, avec une nouvelle vision de l’Église et de la pastorale, traversée par les intuitions des Conférences de Medellín et de Puebla… un pasteur qui a su s’incarner au milieu du peuple. Mgr Romero rêvait d’une Église dont Jésus serait le centre, et qui essaierait de vivre et de construire « une société selon le cœur de Dieu ». Il ne s’agissait pas d’un rêve spiritualiste, plutôt de la construction, avec la participation de tous, chrétiens ou pas, d’une société et d’une Église plurielles, ouvertes, solidaires. Oscar Romero avait beau être une personne plutôt timide et réservée, il oubliait sa peur et sa pudeur pour assumer pleinement son rôle de pasteur ; ses homélies comportaient toujours un fondement biblique, une référence à la foi de l’Église, et l’éclairage de la réalité. Chaque jour on retrouvait alors des personnes torturées et tuées, on ne comptait plus les disparus, les hôpitaux demeuraient en situation d’urgence à cause des blessés …

Mgr Romero était un pasteur, un homme qui a grandi dans l’appartenance au Royaume de Dieu à partir des petits. Il est devenu la voix des sans voix. Il avait créé à l’archevêché le « Bureau d’aide juridique » (Socorro Jurídico) qui par la suite deviendrait la Tutelle légale de l’archevêché, avec l’objectif de faire des enquêtes et de recueillir tous les témoignages sur les violations aux droits humains. Ses archives renferment des milliers de témoignages.

Je peux dire que Mgr Romero n’est pas né saint, il l’est devenu parce qu’il s’est laissé interroger à la fois par la réalité et par le Christ présent au milieu du peuple souffrant… et il a porté sur lui cette croix, au prix de la persécution à l’intérieur et à l’extérieur de l’Église de son temps. En tout cela, on le voit en chemin, à l’écoute, prenant conseil, priant beaucoup, et agissant avec détermination pour la défense des plus petits… Je l’appelle un chemin d’humanisation, et en cela il peut être pour nous un frère.

Q : Quelle était la situation politique et sociale qui a motivé son engagement ?

À l’époque (Mgr Romero est assassiné le 24 mars 1980[i]), la société était formée pour la plupart d’une élite de grands propriétaires terriens et d’une grande majorité de travailleurs agricoles, mal payés. Elle ressemblait un peu à nos sociétés moyenâgeuses. On avait d’un côté l’oligarchie et l’armée, de l’autre le peuple, dont une partie ne voyait comme issue que la voie de l’organisation.

Les conflits sociaux ont provoqué la mort de nombreux paysans, et cela interpella l’Église, surtout ceux qui vivaient avec les communautés paysannes. Le prédécesseur de Mgr Romero comme archevêque de San Salvador, Mgr Luis Chavez y Gonzales, avait commencé à envoyer des religieux-ses dans les campagnes pour accompagner les communautés paysannes.

L’Église au Salvador a embrassé la cause du peuple, elle a reconnu la présence de Jésus victime parmi les victimes. À peine un mois après la nomination de Romero comme archevêque, on assassinait son ami le père Rutilio Grande[ii], avec deux collaborateurs, un vieillard et un adolescent, alors qu’ils étaient en route pour célébrer la messe du soir dans un village. Curé dans une ville en milieu rural, Rutilio avait développé sa pastorale en formant plusieurs communautés chrétiennes de base, un cheminement religieux mais qui avait des effets sociaux, avec la prise de conscience de leur dignité de la part des paysans, à partir de la lecture et de la réflexion de la Parole de Dieu.

Romero comprend alors que tout ce qu’on disait des personnes assassinées (« révolutionnaires, violents, communistes » …) n’était que mensonges, et de plus en plus, il va dénoncer l’injustice, les assassinats et la torture. Il déclare ouvertement que le jour de l’enterrement de Rutilio Grande, il n’y aura pas d’autre messe que celle des funérailles, et malgré la forte opposition d’une partie de l’épiscopat, il s’y tient. C’était la messe de l’unité d’une Église qui dit non à la violence qui tue. À cette occasion, il dit : « La vraie raison de la mort du père Grande était son rôle prophétique et ses efforts pastoraux pour une prise de conscience populaire dans sa paroisse. Le père Grande, sans s’imposer ni heurter ses fidèles dans leur pratique religieuse, formait avec eux une communauté de foi, d’espérance et d’amour. Il les aidait à retrouver leur dignité comme personnes et à reconquérir leurs droits. Ses efforts cherchaient un développement humain intégral. Cet effort ecclésial, stimulé par le Concile Vatican II, n’est certainement pas agréable à tous, car il réveille la conscience du peuple. Ce travail dérange beaucoup de monde, et pour y mettre fin il était nécessaire de liquider ceux qui y sont attelés. Dans ce cas-ci il s’agit du père Rutilio Grande ». (La cause pour sa béatification et pour la reconnaissance de son martyre est déjà à Rome depuis 2016).

Mgr Romero n’a jamais fermé la porte au dialogue, il a jusqu’au bout essayé d’être un homme de dialogue. Il croyait que l’autre pouvait toujours changer, il misait sur la part d’humanité qui reste en tout homme parce que créé par Dieu.

Q: Quelle est la situation aujourd’hui ? Est-ce que les choses ont changé ?

Depuis 2009 et après plus de trente ans de gouvernement de droite, le Salvador a un gouvernement de gauche. Des décisions sociales ont favorisé les catégories les plus pauvres de la population, mais nous sommes dans un système néolibéral global qui engendre inégalité, pauvreté, misère, comme le répète le pape François. Le Salvador d’aujourd’hui n’a rien à voir avec la société voulue par Romero. La marge de manœuvre économique du gouvernement est très faible, et cela engendre une grande insatisfaction, la désillusion par rapport à ce qui a été obtenu.

La forte délinquance et l’insécurité sont les premières préoccupations des Salvadoriens ; il y a un phénomène qui s’est considérablement amplifié, celui des maras[iii]. Ils sont souvent devenus le bras des narcotrafiquants sur le territoire. Ils sont présents de façon différente dans l’ensemble du pays, en particulier dans les villes et leurs périphéries. Très mobiles, ils ont de nombreux moyens et des armes sophistiquées. Une nouveauté fréquente aujourd’hui, c’est que toute la famille participe : les membres sont aussi bien les parents, les enfants, que les grands-parents, hommes et femmes. Certains quartiers dans les villes s’organisent pacifiquement pour ne pas laisser grandir ces groupes, en s’efforçant de construire un terrain de sport, une école, en cherchant des possibilités de formation professionnelle pour les jeunes… Cela me semble un bon chemin, un exemple à suivre.

L’éducation n’arrive pas à toucher toute la population, une grande partie n’y a pas accès. De même la santé publique est défaillante : souvent il n’y a pas de médicaments, pas de matériel pour les opérations.

La justice ne joue pas non plus son rôle, les pauvres ne sont pas défendus, ils sont les oubliés de la justice. Mgr Romero disait : « La justice c’est comme un serpent, elle ne mord que les gens qui vont pieds nus ». C’est toujours d’actualité.

Le phénomène de l’immigration est important, même s’il a été stoppé de façon brutale.

Dans cette situation, l’Église doit jouer et joue de fait un rôle de présence et de participation à la dénonciation et à la revendication des droits des pauvres. Par exemple, la Conférence épiscopale s’est récemment prononcée contre le projet de loi de privatisation de l’eau, en épaulant les manifestations massives de la population, y compris plusieurs membres de familles religieuses, des Églises réformées, des Églises pentecôtistes et du clergé. Les communautés de base s’organisent en assemblées de la Parole où foi et vie ne sont pas étrangères l’une à l’autre… Nous n’avons que notre propre vie et notre monde pour concrétiser le projet de Jésus, en nous engageant à vivre des relations de confiance, de pardon, de justice, d’accueil, des relations qui donnent et redonnent dignité, qui ne laissent pas le dernier mot à la peur, à la solitude, à l’injustice, à la misère.

Q: En quoi les intuitions de Mgr Romero sont-elles présentes aujourd’hui ?

Je dirais que ses textes, ses homélies, semblent avoir été écrits hier ! La situation n’a pas beaucoup changé, malheureusement. Mais nous ne pouvons pas être des chrétiens de sacristie ! Il nous faut reprendre ce que Mgr Romero disait à l’Église et à la société de son époque, parce que sa parole et son action peuvent nous aider à incarner notre foi aujourd’hui, dans le « coude à coude » avec tous nos frères et sœurs en humanité… Une Église non pas maternante, mais sœur en humanité et ouverte au monde.

Mgr Romero nous dit aussi que nous ne devons pas avoir peur de celui qui est différent, que nous ne devons pas nous laisser enfermer dans la peur. Il nous pousse à faire confiance à l’autre avec qui nous essayons de faire un bout de chemin, chaque jour.

Q : Vous allez participer à sa canonisation à Rome. Pourquoi y allez-vous ?

Pour moi cette canonisation est un don de Dieu ! Mes vacances étaient déjà fixées, et j’ai demandé au Seigneur qu’elle n’ait pas lieu au Salvador pendant que je serais en Europe ! Le fait que cela se passe à Rome symbolise pour moi le fait que Mgr Romero est un saint pour toute l’Église, pas seulement pour le Salvador. J’aime aussi qu’il soit canonisé le même jour que Paul VI, par qui il s’était senti profondément compris, accueilli, et encouragé.

Enfin, un autre motif de joie : je ne participerai pas à la canonisation seule, mais avec une délégation venue du Salvador, et aussi avec tous ceux qui m’ont demandé de les représenter à Rome : mes sœurs, les gens simples, ceux qui l’ont connu, ceux que je connais et qui sont dans les prisons du pays.

Propos recueillis par Annie Josse
17 septembre 2018
https://mission-universelle.catholique.fr